De la durée de vie professionnelle et du web 2.0 multipliant les croisements d’expérience entre jeunes et moins jeunes, deux experts de la problématique des générations livrent leur vision contrastée des enjeux et des pistes de management des âges dans l’entreprise.
PLURIELS : Comment définissez vous les enjeux du management des générations dans l’entreprise ?
BENJAMIN CHAMINADE: Pour commencer il faut comprendre que l’âge n’a rien à voir dans les enjeux de management. Ce sont les attentes individuelles dépendantes de la situation personnelle et du projet de vie qui priment sur le reste. Il est bien plus « impactant » sur la vie professionnelle d’avoir son premier enfant que d’appartenir à telle ou telle génération. Le véritable enjeu est d’adapter les pratiques de management aux nouveaux codes et valeurs qui ont évolué depuis une quinzaine d’années lorsque Internet a cessé d’être une technologie pour devenir un style de vie. Ce que beaucoup appellent aujourd’hui « Management 2.0 ». terme à la mode s’il en est, est basé sur la fin de la gestion des talents pour évoluer sur la restauration d’une vraie relation. Le manager devient dans ce contexte davantage un sherpa qui guide et moins un gourou. Il lui faut ensuite trouver un juste équilibre entre « gestion des talents » et « contrôle des émotions ». Enfin, il assure un rôle de facilitateur pour favoriser le mélange des personnalités, la diversité et les conditions d’échange des talents, des idées et des compétences.
PHILIPPE PIERRE (CNRS) : L’enjeu est de se montrer capable de comprendre les ressorts de motivation de ses salariés selon leurs âges et d’allouer les moyens en conséquence. L’important est bien la construction d’un projet commun quand la jeunesse, dit?on, serait plus apte à innover qu’à contrôler, à exécuter qu’à conseiller, à vivre sans cesse des nouveaux projets qu’à poursuivre ceux en cours… Les projets des anciens précisément. Mais réfléchir uniquement en termes de générations revient à courir le risque de moyenner les comportements et d’oublier les différences individuelles qui, selon moi, se creusent entre certains diplômés d’institutions réputées et les autres, par exemple. Attention à lutter contre les préjugés sur l’âge, en en faisant la variable mono?causale sur laquelle devrait reposer toute gestion des ressources humaines performante. La réalité est donc à comprendre avec des classes d’âges qui sont transpercées par des inégalités économiques, tout comme des fossés dans la détention de capitaux sociaux, culturels et symboliques mal répartis. Dans ce contexte, un des enjeux de la gestion des âges dans l’entreprise est de tenir compte de l’allongement de la durée de vie professionnelle et de croiser les expériences entre jeunes et moins jeunes. Il faut trouver des réponses en tenant compte que 30% à 40% des dirigeants baby?boomers, selon les secteurs, sont à remplacer dans les 5 à 7 ans à venir.
Comment analysez vous justement ces différents ressorts de motivation qu’il faut combiner dans l’entreprise ?
P. P. : Ces quinze dernières années sont arrives des jeunes diplômés sur le marché du travail dont l’attitude face à leur employeur a profondément changé. Cette jeunesse veut l’espace. Un espace qui s’est « mondialisé » et « numérisé ». Mais cette jeunesse veut aussi du temps, de la souplesse dans l’organisation du travail, en alternant de gros coups de collier avec des journées de récupération, même si l’on repérait cela aussi chez de nombreux « baby?boomers ». Cette soif avérée d’évolution rapide de la génération «Y» des diplômés, de mobilité géographique n’est pas toujours facile à satisfaire. L’endogamie, le fait de se marier entre soi, entre diplômés, chez les jeunes cadres est un facteur qui amène à penser la gestion des ressources humaines au bénéfice de couples menant légitimement une double carrière. Alors que l’avenir du contrat de travail est partout incertain, les banques proposent aux jeunes des prêts afin d’acquérir un logement sur 50 années Une conséquence est qu’ils relativisent le jugement de ceux qui leur disent que la jeunesse est l’âge du possible. Alors qu’ils deviennent adultes, ils sont confrontés à cette nouvelle barrière qu’est le SIDA et qu’aucune génération avant n’a vécue à leur âge. Les plus privilégiés de ces jeunes parviennent à faire entendre ce qu’ils ne veulent pas avant de savoir ce qu’ils voudront faire, posant en France la question centrale de l’orientation scolaire et de ses inégalités criantes. Certains disent que les jeunes ont la volonté de faire leur place dans le monde mais pas de le changer. Je ne le crois pas. Le défaut de l’âge, c’est de seulement voir les défauts de la jeunesse mais nombreux sont en entreprise les seniors qui ont parfaitement compris l’enjeu d’une dynamique de reconnaissance mutuelle. Ce que je nomme, plus largement, les enjeux d’un management interculturel.
BENJAMIN CHAMINADE. : A mon sens il faut miser sur les motivations intergénérationnelles les plus répandues : acquérir le maximum de connaissances, d’expériences et peut?être de responsabilités pour sécuriser son poste ou un nouveau en cas de mauvaise surprise. Même si elle ne semble toucher la France que modérément, la crise aplanit la hiérarchie au sein de la pyramide des besoins telle que représentée de manière caricaturale par Abraham Maslow. L’évolution des comportements professionnels a fait descendre du sommet vers la base de la pyramide des notions telles que l’individualisme, l’émotion ou la gestion du temps. Et ce qui n’a pas changé à la base concerne la recherche de sécurité, de directives, de reconnaissance, d’écoute, d’autorité et de sens. C’est la façon de répondre à ces attentes qui a changé.
La problématique des générations dans l’entreprise est donc loin de se réduire à t’encadrement des jeunes par les anciens ?
P. P. : Les jeunes sont bien sûr appelés à aider ceux moins au fait de la réalité du monde numérique et qui se formeront pour se reconvertir. Avec l’avancement des téléphones plus sophistiqués et d’internet, sont?ils devenus plus facilement à l’aise avec des modes de communication qui ne sont pas en face à face ? Je ne le crois pas. On ne passera pas non plus à côté de l’apprentissage des plus anciens aux plus jeunes des tours de main, des routines, des bonnes pratiques et aussi, paradoxalement plus important peut?être, des mauvaises pratiques, des processus qui ont conduit à l’échec dans le lancement d’un produit ou d’un service supposé novateur. Quel droit à l’erreur accorder? Je pense à la prise de poste par de plus jeunes qui sont assez lucides pour s’apercevoir incompétents dans un nouveau poste mais assez contraints pour ne le dire à personne, de peur de déchoir et de perdre cette place si enviée ! J’appelle cela le « complexe de l’imposteur », invitant les dirigeants à faire preuve d’écoute active avec des jeunes très ambitieux, si bien et si tôt médaillés
BENJAMIN CHAMINADE ? J’y vois d’abord un problème de compréhension et de diversité. D’un côté, nous avons des jeunes diplômés affirmant qu’à 25 ans, ils ont déjà des connaissances qu’ils peuvent utiliser en entreprise, voir une certaine expérience dans le travail collaboratif et participatif. Ils n’ont pas peur d’affirmer qu’ils ne veulent pas du système de répartition des retraites. Ils affirment tout de go “ place aux jeunes “, car ils estiment parfois ne pas avoir grand chose à apprendre de managers ” pré Google “. De l’autre, nous avons des “ seniors “ ou “ Jeniors “, pour reprendre le terme de Alain Labruffe, qui ne souhaitent pas seulement être réduits à des “< tuteurs ou formateurs internes “ et attendent que l’on comprenne que l’avenir leur appartient aussi. Ils voient arriver ces « jeunes» qu’ils réduisent parfois un peu vite à des Tanguy ou à des zappeurs habitués à partager leur vie privée sur Internet sans problème. Dans ce contexte, il ne faut pas s’étonner de constater une perte de confiance dans les entreprises qui est multigénérationnelte. Si les « Yers » semblent impatients, les entreprises sont aussi responsables ! Je pense à ces stagiaires à qui l’on demande d’avoir de l’expérience ou ces salariés qui rencontrent leur premier client avant d’avoir suivi une véritable assimilation “ culturelle “ dans leur nouvelle entreprise. Il faut faire vite et plus pour moins.
Ouettes pistes suggérez vous pour la gestion des générations ?
P. P. : Un objectif doit être de mener une gestion opportune de la pyramide des âges, qui conduise le chef d’entreprise à projeter son organisation sur un horizon de temps de 10 à 15 ans. 1l est aussi important de placer chaque membre du personnel dans une situation d’apprentissage tout au long de la vie. Il faut parler à tous des possibilités d’une mobilité professionnelle d’une autre nature que seulement verticale. Cela suppose de faire régulièrement le point sur l’avancée de la carrière. Pas seulement entre soi et son supérieur hiérarchique. Je soutiens aussi l’idée d’un mécénat dans la transmission de compétences, afin de préparer le passage de relais entre générations. Ici l’implication forte des dirigeants est un facteur clé du succès, quand tout évolue très vite sur le plan technologique et des structures dites « matricielles » .
BENJAMIN CHAMINADE: En temps de crise, il ne faut pas arrêter de recruter, afin de continuer à avoir du sang neuf et d’éviter le déséquilibre de la pyramide des âges. Par ailleurs, recentrer sur la relation, qui se construit sur la compétence, la confiance, le comportement et la sincérité, et sortir des sentiers battus des consultants proposant de créer des équipes multigénérationnelles où les uns profitent de l’expérience des autres. Aujourd’hui nous avons de moins en moins de temps pour acquérir de l’expérience et très souvent nous changeons de sujet et de projet alors que nous sommes toujours sur la courbe d’apprentissage. Un engagement de chacun prime sur l’âge. Trop de salariés avec 20 ans de maison sont nommés en grande pompe “ tuteur “, et qui finalement démotivent de jeunes entrants dès leur premier jour. D’autres pistes dont nous allons entendre beaucoup parler prochainement est la rotation des emplois et la » retraite tout au long de sa vie « .
La carrière à vie » dans l’entreprise, cela sonne comne un arrêt de mort pour les jeunes générations. Qu’y répondez?vous ?
P. P. : La représentation classique de la gestion de carrière à vie dans une même entreprise, reposant sur une relation durable d’emploi caractérisée par une ascension hiérarchique existe encore dans des environnements prévisibles. Mais aujourd’hui s’épanouit, dans les discours et les pratiques, un modèle de quête d’employabilité permanente qui favorise (es plus diplômés. Au contrat implicite d’échange de loyauté en contrepartie de la sécurité, se substitue un contrat de mise à disposition de compétences contre un accroissement de l’employabilité. Autrement dit, la carrière dite « nomade » est conçue de manière plus « subjective » et doit faire « sens » dans des étapes volontairement discontinues. Un actif accepte de faire carrière chez un grand nombre d’employeurs et cherche à valider les étapes clés de ce qu’il a appris. Peut?être est?ce un modèle émergent de gestion de carrière de la génération Y, oùl’on façonne son projet de vie avec un nombre plus important d’interlocuteurs : un coach, un ancien professeur d’études, des amis, les alumni, les réseaux sociaux sur Internet (“ savoir pour quoi faire demain ”)…
BENJAMIN CHAMINADE: Cette question est complexe car aujourd’hui les compétences sont de plus en plus vite obsolètes alors que nous vivons plus longtemps que les entreprises. Je dirais qu’au contraire, la carrière à vie dans l’entreprise n’a jamais été autant d’actualité. Mais de façon linéraire. Les mentalités commencent à changer. Un salarié qui part n’est plus un infâme traitre, mais s’il est reconnu comme un “ talent ” aux compétences reconnues et qu’il a un nouveau challenge à relever il peut être considéré comme à la fois comme ancien et futur salarié ! Ainsi, même les petites entreprises peuvent assurer une carrière discontinue tout au long de la vie de leur salarié.
Quels points faibles identifiez-vous dans la gestion des générations à l’heure actuelle ?
P. P. : La gestion des âges demeure trop imprégnée par les questions de mise en préretraite et de vulnérabilité supposées des anciens d’un côté, alors que de l’autre le besoin d’aménager les temps partiels en fin de carrière n’est pas toujours satisfait. La demande de gestion souple des horaires, que l’on ne retrouve pas que chez les Y, demeure un autre chantier prioritaire. Et comment ne pas penser autrement les méthodes de recrutement, ce qui commence par multiplier les occasions de rencontrer des publics différents en minorant le sacro?saint entretien de face à face qui valorise ceux qui « parler», pour aller vers davantage de mises en situation professionnelles. Mais tout n’est pas gagné ensuite car il faut soigner la phase d’intégration. Sinon le déphasage risque d’être trop fort entre ce que l’on promet et ce qui est vécu tors des premiers mois dans l’entrepri«se.
BENJAMIN CHAMINADE: : Le défaut fréquent est de suivre les effets de modes. On parlait beaucoup des seniors il y a 2 ans, aujourd’hui c’est la génération Y. Cet effet de balancier extrême reflète les problèmes franco?francais, notre pays ayant le plus mauvais taux d’emploi des ?25 et +55 ans. Il faut être capable de gérer les générations dans leur globalité et pas une par une. D’autant plus que l’attention devrait se porter davantage vers les quadras qui se retrouvent dans une position à la fois délicate et recherchée de facilitateur entre les uns et les autres. Ensuite, l’approche générationnelle reste encore trop cantonnée au niveau des dirigeants et des ressources humaines. L’encadrement intermédiaire, qui est pourtant en première ligne, n’est pas vraiment visé. Or, cet échelon est en première ligne pour répondre aux attentes exprimées plus haut et être la cible d’actions de fidélisation. Enfin, la facon de légitimer l’autorité par la compétence et non plus le seul titre, ou de donner du sens à ce qu’on fait en rappelant la direction à suivre et pas exclusivement la signification, viennent souligner que ce sont des modes de réponses qu’il faut trouver face à des attentes du personnel qui sont restées les mêmes.